dimanche 16 février 2025

 « Oser quitter »

Texte 3 et 4

Il est assis. Sur un caillou de l’île. Il scrute au loin la mer toute de bleu vêtue. Sa mer à lui. Elle qui, si souvent, le rassure. Ou, tout au moins, le soulage. Par son rythme, par ses vagues, le caresse. Mais voilà, il a suivi son instinct. Il a dû la quitter, quitter la plage, blonde, cette chaleur certaine. Presque maternelle.

Le singe est assis.  Sur ce roc, dur, fort et puissant. Les rochers, ce soir comme tous les autres soirs, le guettent froidement.  Il y a quelque chose de « mâle » dans ces hauts lieux même si quelques rondeurs ont érodé cette brutalité rocheuse. Cependant, tout n’est pas que nuances de gris : on découvre quelques touffes, drues, de vert, ici et là. Il y a de la vie…

Quelques autres singes l’ont suivi. Lui, il n’a pas oublié. En fait, tout a été très vite : après avoir ramassé cet outil miroitant, brillant de mille feux, il a eu très peur. Alors, il a pris la femelle. Vite. Mal. Oui, elle a eu mal. Puis, elle s’est jetée sur une noix de coco et en a bu goulument son lait. Peut-être pour se rassurer, elle aussi. Mais il en est certain : avant de se transformer en « boule » et de rouler vers le rivage, la « chose » brillante s’est rapprochée de cette même noix de coco ! Pour que faire ? Peu après, cette femelle est devenue agressive : dans son regard, trop scintillant pour être vrai, se reflétait quelque chose de morbide, une douleur grandissante ! Puis, sans crier gare, elle se jetait sur tous les mâles et s’offrait. Ses yeux, aveuglés par une rage, sont devenus le reflet d’une mort prochaine. 

Le singe est toujours assis. Mais il a mal. Mal d’avoir perdu bon nombre de ses frères. Et de ses sœurs. Si vite. Dans ce combat. Il avait déjà découvert la mort. D’autres morts. Parfois douce. Voire surprenante. Mais ici, elle a été une hécatombe, brutale. Ici, elle est arrivée et a fait la loi ! Comme une déesse, elle a fauché. Alors, on ne comprend rien. On panique, on court de peur, de faim. Alors, on a mal au ventre, alors on croit être atteint de la « chose », on oublie pères et mères, on se dit que c’est fini. Alors le sable s’échappe, la chaleur se dérobe, sous nos pieds, sous nos mains ! Alors nous nous croyons sans mer et nous noyons dans l’angoisse !

Le groupe est mort. Chacun pour soi. C’est une première peste ; une autre lèpre. Les plus forts gagneront. Jusque quand ? Le singe pleure : il n’a même pas enterré ses morts. Ni la Première Morte…

Ce qu’il ne sait pas, c’est que, lui, il en a pris conscience. Qu’il en pleure. Ce n’est pas le cas de tous ces singes…Chef de clan ou non. Il est déjà capable d’une recherche de lui-même, de son groupe qui vit une mort étrange, nouvelle. Surtout, collective.

Sans doute à faute de n’avoir trouvé de solution, le soleil se noie dans un profond désarroi bleu nuit tandis que le vent froid meurt à petits feux orangés. 

Alors le singe se lève. Désespéré, il part se cacher dans une touffe verte. 

Texte 4

Le Meltemi est un de ces vents piquants qui ne passent pas inaperçus : il n’est pas impossible d’avaler un ouzo sur un ferry par force cinq mais accrochez-vous et oubliez les glaçons devenus inutiles. Même au début de l’automne dans les Cyclades. Alors, allez comprendre pourquoi le Blue Star ferry s’évertue encore d’insuffler de l’air conditionné glacial dans les cabines, au point de devoir enfiler un pull ! Peut-être pour nous obligez de consommer des Greek coffee bien chauds ? Comme bon nombre de passagers, Arthur et Melissa Vandevelde se tiennent sur le pont arrière, tant bien que mal, le café à la main, à l’abri des rafales et des fortes vagues. Au risque d’un mal de mer.

Depuis leur entrevue dans la taverne bruxelloise « Le Tavernier », les choses ont été bon train : ils ont d’abord décidé de mettre fin à la thérapie d’Arthur, quitte à la poursuivre avec un de ses confrères. Ensuite, le fait d’être choisi comme acteurs principaux dans cette recherche par les universités est une aubaine au plan professionnelle. De plus, c’est une reconnaissance personnelle. Enfin, cette nouvelle relation leur permettrait de mieux se connaitre, sans vice ni dépravation. Et puis, il faut bien le concéder, les charmes de Mme Vandeveld ont déjà éveillé les sens d’Arthur plus d’une fois lors des séances de thérapie. De là s’imaginer que cela faciliterait leur tâche professionnelle… Bref, adieu Mme M. Vandevelde, bonjour Mélissa ! 

X

Le ferry a d’abord freiné des quatre fers, puis ce pachyderme, dans une lente danse, s’est retourné pour montrer sa plus belle parure, dans bruit de ferraille tandis que les cordages valsent à gauche comme à droite. Et les hommes se jouent de cela, l’arrimant comme une flûte de pain.  Non content de la manœuvre réussie dans ce mouchoir qu’est le port, sous les cris des femmes et des matelots, les vapeurs noires veulent se faire plus discrètes. Sans vraiment y parvenir. 

Et tout à coup, la crique de l’escale se vide, se fait sereine, presque posée, comme une grande dame, drapée d’un bleu chaleureux si doux : la respiration des vagues se mêlent à celle des derniers voyageurs qui traînent autour d’un café frappé tardif. Adieu, force cinq. Ici, on respire. Le temps prend le temps. Mille citrons ne se pressent pas ; quitte à ne pas gouter au palais de tous. Ici, chacun semble roi de ses choix. Ici, non, l’été n’a pas dit son dernier mot. 

- Bienvenue à l’île de Kythnos ! Bienvenue en Grèce ! 

Le petit homme trapu respire le bonheur mais également une forme de dénuement au travers de son chandail usé par on ne sait trop quoi. Son sourire nous montre clairement qu’il nous connait depuis toujours, lui que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam. 

- Bonjour Monsieur, s’enhardi Arthur. Nous sommes Monsieur Belami et Madame Vandeveld ci-présente…

Nous devons rencontrer Le bourgmestre de l’île ce matin…Peut-être pourriez-vous nous aider ? 

- No problem, je lui téléphone !

Quelques instants plus tard, le même sourire nous répond qu’il nous prie de l’excuser car il ne peut les recevoir comme prévu et leur propose de se rencontrer demain matin.

Devant la mine déconfite d’Arthur, l’homme affiche alors un autre sourire, plus grand encore, presque rieur tout en voulant s’excuser.

- Demain matin, Monsieur, soit, mais à quelle heure ? s’enquit Arthur.

- Ici, dans ce café du port. Mais il n’a pas précisé l’heure. Ne vous inquiétez pas, vous vous habituerez vite...

- Et vous êtes… ?

- Giorgios, serveur dans la taverne du port. Et voici ma sœur Elena. Pour vous servir.

 Comme pour mieux l’exprimer, il porte la main droite sur sa poitrine. A hauteur du cœur. Tout sourire, évidemment…

X


Quoique d’abord quelque peu désabusé, Arthur avait fini par accepter une bière offerte par Giorgios. Peu après, son corps cède et s’écroule dans un fauteuil si frais, les pieds à deux pas de l’eau. Trois canards passent et traversent la petite route portuaire ; les rares voitures attendent, patientes. Respect. 

Onze heures. Une bière. Un demi litre, comme d’habitude ici. Et puis, dans les yeux de la sœur de Giorgio, il y a quelque chose d’inexplicable ; oui, ce calme, cette fraicheur dans sa sollicitude, cette confiance …que l’on a envie de saisir ! On semble deviner que cette jeune femme offre une richesse, que son regard vert est un miroir, une invitation à « prendre » … Ou à « comprendre » ? Dans ce miroir, il y a un rythme, une cadence douce. Même la montre d’Arthur vient de s’arrêter de trotter. Tout cela qui est complétement incompréhensible ! Car Arthur et Mélissa sont dans un lieu où la MORT est présente, ou une MALADIE s’est propagée ! 

                            X

De tout part, à ce ciel azur de toujours, mille chapelles s’accrochent. Encore. Sur fond de robe de mariée. Blanche. Propre.

Pourtant, seule dans sa chambrée, Mélissa, hésite. Pour la millième fois. Se juge encore dans le miroir. Sale. Puis, enfin, elle se le permet : son mail part, ose la quitter. Par cette annonce, elle quitte aussi son mari. Alcoolique. Et à gros bouillons, elle se noie dans sa robe. Laiteuse.






4 commentaires:

  1. Bonjour Patrick,
    Quel plaisir de te retrouver, et avec une suite captivante.
    L'épidémie fait des ravages chez les "singes".
    Ce qu'Arthur doit étudier n'est donc qu'une résurgence...
    Est-ce une tare que l'humanité a en elle, un mal et même une volonté de faire le mal ?
    La prise de conscience du "singe" sur son roc (pareil à St Pierre ?) est une belle évocation de la naissance de l'intelligence humaine, donc de la différenciation entre toutes choses...
    Arthur et Mélissa ont clarifié leur relation, tant entre eux que pour la bienséance déontologique et sont partis pour leur mission.
    On les retrouve en Grèce et c'est prétexte à de bien belles images ensoleillées, cela nous fait du bien !
    Comment vont-ils pouvoir séparer boulot et relation personnelle en imaginant que leurs conclusions sur les origines du virus sont différentes ?
    Peut-être as-tu une toute autre idée pour l'évolution de cette relation.
    Je suis et reste curieux de lire la suite
    Bien à toi,
    Jan.

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour Patrick,
    On retrouve le miroir parmi les singes, miroir qui se fout en boule et apporte la maladie de manière fulgurante.
    Que tout ce 3ème texte est cinématographique, ainsi que le 4ème d'ailleurs. On dirait des scènes qui se jouent parallèlement dans un double traveling.
    Le texte est à la fois précis et autorise un flou artistique : parfois lorsque tu parles des singes, je vois des humains et vice-versa, côté pile et côté face.
    Tous les degrés de la peur sont évoqués jusqu'à la panique sur fond d'angoisse du vide et de la mort. La peur cause la mort du groupe, de la collectivité, et donne lieu à la résurgence de besoins infantiles : besoin d'être rassuré, caressé, nourri du lait maternel ou du coco. Chez le mâle, la réassurance passe par un acte de possession brutale.
    Le remède à la peur est à double tranchant : la conscience peut aussi être à l'origine du désespoir.
    Nous voilà avec 2 nouveaux personnages, Georgios et Elena.
    Comment cette dernière pourrait-elle tenter d'éclipser Melissa qui existe à peine dans ce dernier texte ? Ces nouveaux personnages peuvent-ils vraiment prendre de l'importance ou ne serviront-ils que de révélateurs ?
    Merci Patrick pour ces textes ! J'en redemande.
    Gisèle

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour Patrik,
    Le temps prend le temps.
    Bravo pour ces deux textes qui sont très bien écrit comme d'hab.
    Le premier m'a donné l'impression de voir un documentaire genre le début de l'humanité. L'éveil de la conscience, la solitude....
    En résumé WAW!
    Le deuxième , merci pour la traversée en bateau très réussie.
    Il y'a du rebondissement dans l'air.
    Comment Arthur et Melissa vont s'y prendre pour rester prof et faire abstraction de ce qui pourrait parasiter cette nouvelle relation pro dans un contexte où ils ne maitrisent pas le jeux.
    Pour ne pas dire aucune maitrise à aucun niveau.
    Merci.
    Bon dimanche
    Nadera

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour Patrick,
    Des textes à l’écriture somptueuse. L’épisode qui ramène les singes est poétique et émouvant avec une dimension philosophique et psychanalytique que Gisèle a clairement soulignée.
    L’arrivée en Grèce, plus anecdotique, mais riche de son ambiguïté crée un contraste dans la lecture qui ne manque pas de charme. Le chapitre commence dans la lumière ensoleillée et une certaine douceur de vivre et se termine dans une atmosphère ambiguë où se mêlent le bonheur de l’amour, du mariage et la menace de l’épidémie et de la mort.
    Il me semble que maintenant tu devrais commencer à songer à la construction d’un ensemble cohérent, j’entends par là préciser, même indirectement, le lien entre les singes et les personnages humains. Par le biais d’un miroir ?

    Un détail précis.
    « Mille citrons ne se pressent pas ; quitte à ne pas gouter au palais de tous. »
    Dans une écriture très travaillée, il y parfois un risque de dérapage vers la préciosité, ce qui pourrait être le cas de cette phrase qui me semble inutilement compliquée:
    Ton prochain texte, sous le signe du gris, racontera un accident « de la circulation » - ce peut être un naufrage ! - qui viendra compliquer la mission d’Arthur.
    Bon travail,
    Liliane

    RépondreSupprimer

 Nouvelle N 3 : final (le 17 mai 2025) Titre : « Singeons-les ! » Prologue Paradoxe Voici quelques cinquante millions d’années…. Elle va. Pu...