dimanche 8 décembre 2024

Ivresse épaisse

 36. 36 Avenue Normande. Genval. Tout une ambiance, un style ; normande. Une maison rouge d’émotion, vive. Pourtant, Arthur a acheté cette bâtisse d’abord pour son lac, cette douceur, cette eau presque sensuelle. Il aime particulièrement l’apercevoir depuis sa tourelle, à côté de sa chambre. Aujourd’hui, en sus, il se résout à goûter un ballon de blanc. Le breuvage se laisse découvrir, le séduit, par sa robe et par ses rondeurs. Doux. Ce vin, s’il n’est pas de messe, il s’y associe, car il s’agit d’un vin de banane. Blanc, oui, mais cassé. Un peu comme lui, qui regrette toujours d’avoir écouté  les informations de vingt heures. Après Ebola, après le Covid voilà qu’un nouveau virus inquiétant prend l’avion sans payer. A nous l’addition ?

La nuit est tombée. Il ne voit plus rien. Sauf lui, qu’il devine en miroir dans ces carreaux biseautés. Il évite de distinguer son visage, car il ne s’aime pas. Simplement. Ou malheureusement. Un énième verre, grenat à présent, tâche de tenir debout. 

La sonnette retentit. 22 :10. Qui cela puisse être à une telle heure ? La lampe extérieure laisse deviner au travers d’un rideau fatigué une forme sombre, avachie, tête penchée en avant. Alors, il reconnaît cette amie de toujours. 

- Scola ? Que se passe-t-il ? Entre…

Les mots sont absents, car inutiles. Le lampadaire s’endort à nouveau. Le corridor éclaire ce visage métissé d’une beauté éblouissante, pourtant raviné par des larmes de douleur.

A côté du divan, la pénombre dévoile deux cadavres couchés sur le tapis foncé, expliquant peut-être l’élocution hésitante d’Arthur. Les évitant, les talons noirs cherchent leur route. Ils sont perdus. Le bois crisse. Craque.

- Assieds-toi, je t’en prie.

Arthur le voit très bien, trop bien : des traces de violence sont frappantes, évidentes sur sa figure. Il se sent gêné, presque coupable, et tente de cacher les deux bouteilles vides. À ses pieds. 

- Ton mari ? Il t’a encore frappée ? Il a encore bu ?

Hochement de tête. Léger. Délicat.

- Mais bon sang, pourquoi restes-tu avec lui ? C’est un animal, cette brute. Et tu es si belle…

Un sourire à la Joconde se peint alors sur sa peau huileuse. Suave.

Sans lui demander son avis, les ballons se remplissent à nouveaux : au palais, c’est rugueux. Epais. Et violacé. Presque ferreux. 

La nuit sera longue. La vie d’Arthur, elle aussi, a été souvent trop longue et sombre. Son doigt glisse sur un bouton du juke-box. Le morceau « Day One » dans « Interstellar » de Hans Zimmer met la pièce en musique. 

Alors, il se souvient… Alors, les images se mettent en route, défilent, de plus en plus vite, comme si c’était sa dernière heure, voire sa dernière minute ! Ses images de détresse ou de pulsions ou les deux, il ne sait plus, sont prises de vertige ! Il a trop bu. Oui, « papa a encore trop bu ! ». Il descend ensuite avec son fils sans le cellier. 

Il se souvient… Son père gueule :

- « Tu aurais pu faire mieux, idiot ! Imbécile ! Si je dis de tondre la pelouse, ce n’est pas pour faire la moitié, crétin ! »

Il sait ce qui l’attend : et la cravache dessine la souffrance d’un fils, l’incapacité d’un père d’aimer. Sans tendresse. 

Aujourd’hui, le miroir, qu’il a reçu récemment, posé dans son living, hérite de deux êtres en pleurs, Arthur se lit, feuillette tour à tour sa peur, son angoisse, son enfance ratée, l’image d’un père violent. Mort. Noyé dans une cirrhose. Et quoiqu’absent, il frappe, frappe tous les jours sa mémoire. De toutes ses forces. De toutes ses angoisses. Alcoolisées.

- J’ai peur de ce que je n’ai pas. J’ai peur de cet amour qui me manque. Non je n’ai pas peur des gifles de mon mari. Des coups ne sont que douleurs. Parfois mortelles. Mais manquer, manquer d’amour, de tendresse, c’est toujours mortel. Alors, je reste, et j’espère. Quitte à en mourir.

Maintenant, ils sont quatre, dans la pièce et s’écoutent religieusement : le juke-box, Scolastique, le Miroir et Arthur. 

Le lac se lève dans la brume. L’aurore a séché leurs larmes sans pour autant mieux les armer. Une lame pend toujours sur le cou de Scolastique. Non, rien n’a vraiment changé

36. 36 Avenue Normande.


7 commentaires:

  1. Alors que je m'apprête à commenter ton texte, j'ai invité Hans Zimmer dans mon atelier. Il invite à l'écriture, à l'introspection...
    Ton texte, un régal ! Un régal pour le style, pour les mots chocs qui frappent. Qui plongent le lecteur dans un lieu, une ambiance, une émotion. Je me régale de tes descriptions riches, détaillées de façon subtile.
    " Une maison riche d'émotion" ,"Un sourire à, la Joconde se peint sur sa peau huileuse " , "le lac se lève dans la brume".
    J'aime tes phrases courtes, incisives pour mieux mordre.
    Et que dire de tes métaphores !
    "Le lampadaire s'endort" , "Il se lit, feuillette sa peur, son enfance ratée ", " noyé dans une cirrhose".
    J'aime les jeux de sons: " le parquet crisse, craque"
    Tu découpes parfaitement narrations et dialogues et rend ton texte vivant.
    Tes personnages se comprennent car ils connaissent tous deux ce que le mot violence veut dire et tu apportes du concret sur le plateau...
    On rentre dans ton texte par des portes différentes, tous les sens sont en éveil.
    Alors, dis-moi, depuis quand ces deux cadavres sont-ils couchés sur le tapis foncé? Depuis quand Scolastique vient-elle confier ses états d'âme à Arthur?
    Hans Zimmer n'en finit pas d'emplir la pièce et c'est tant mieux...
    Merci!
    Colette

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  2. Correction: tu RENDS ton texte vivant

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  3. Bonjour Patrick,
    Colette a merveilleusement résumé ce que l'on peut penser de ton texte: il est étonnant de rapprochements et de contrastes.
    C'est douloureux et pourtant, distancié, avec de belles images évidentes.
    36, le numéro de la maison, et 36, l'âge d'Arthur...
    Depuis quand boit-il comme son père ? Par imitation, pour s'affirmer, par dépit, par dégoût ?
    Je suis curieux de lire la suite de la relation entre Scola et lui...
    Bien à toi,
    Jan.

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  4. "la cravache dessine la souffrance d’un fils"
    Texte fort, émouvant.
    Tu traites cette thématique douloureuse avec délicatesse tout est juste en même temps léger. A la manière d'un zoom , on est dans l'horreur et puis dans la métaphore la poésie... Bravo!
    Depuis quand elle reçoit des gifles, depuis quand assiste t'il à ça de manière impuissante.
    Merci.
    Nadera

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  5. Bonjour Patrick,
    Je ne répéterai pas toutes les choses positives qui ont été écrites avant mon commentaire et que je partage. Cela n'apporterait rien de plus.
    - Description d'ambiance du lieu : calme, douceur opposée à "rouge d'émotion". Depuis quand vit-il dans cette maison ? Non loin de l'amie Scola ? Le paragraphe se termine par le regret de l'ouverture d'une fenêtre sur le monde : le JT toujours plus angoissant.
    - Ouverture d'une porte sur la violence faite à une femme, une amie (depuis quand plus précisément, dans quelles circonstances ?), mariée à un animal, une brute qui boit, victime comme lui mais d'un père violent, incapable d'aimer.
    - J'ai été interpelée par le verbe "se résoudre" à goûter : plusieurs acceptions sont possibles et laisse planer le doute.
    - Lui aussi a finalement 2 cadavres sur le plancher et entame une troisième bouteille avec Scolastique. Est-ce son premier verre de la journée ou bien est-ce qu'elle accompagne parfois son mari dans cet "exercice" parce qu'au début, ça peut être agréable, excitant, avant de mal tourner ?
    - Un miroir pour deux êtres en pleurs. Les souvenirs gardent des traces indélébiles de ce qui a été inacceptable et pourtant on y tient parce que c'est mieux que rien, mieux que le néant, mieux que l'inconnu. La définition de l'emprise peut-être.
    - Une lame (et non une larme), l'épée de Damoclès, pend toujours sur le cou de Scolastique.

    Depuis quand ne parle-t-il pas de sa mère, lui qui a deux sœurs ?

    Au plaisir de te lire bientôt,
    Gisèle

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  6. Bonjour Patrick,

    Un texte noir. Un texte coup de poing aussi. Je ne vais pas répéter tout ce que tes lecteurs disent de ton écriture qui enchante le lecteur. Je partage totalement leur enthousiasme.
    J’ai une question : Arthur est seul, mal dans sa peau, en train de s’enivrer. Une femme sonne. Elle a été battue par son mari et vient se réfugier chez lui. C’est Scolastique. Etait-il utile d’introduire une nouvelle venue, qui ne figure parmi les proches d’Arthur sur la fiche dans la nouvelle alors qu’il a déjà deux sœurs dont l’une des deux pourrait être cette victime ? Rien ne laisse en effet supposer qu’une autre femme joue un rôle assez important dans sa vie pour se réfugier auprès de lui. Bien entendu, s’il s’agit d’une amie, elle pourrait prendre une place importante, mais dans ce cas il aurait été judicieux de la faire figurer sur la fiche.
    Pour mémoire, une nouvelle est un texte court centré sur un nombre restreint de personnages tous appelés à jouer un rôle déterminant.
    Bien entendu, tu as encore 5 chapitres pour voir clair dans le rôle des unes et des autres.
    J’ai beaucoup apprécié le rappel de l’importance qu’Arthur accorde aux chaussures. Comme dans le prologue, tu insistes sur les talons. Arthur se révélera-t-il fétichiste ?

    Un détail de ponctuation qui ne manque pas d’importance
    « Un énième verre, grenat à présent, tâche de tenir debout. »
    Même en tenant compte de ton écriture à ellipses, la phrase ne passe pas. Ce n’est pas le verre qui tâche de tenir debout, mais Arthur. Donc, il fallait un point.
    « Un énième verre, grenat à présent. Tâche de tenir debout. »

    Dans ton prochain texte qui sera rouge Arthur sera confronté à un souvenir lettre, document, photo, rencontre avec une personne perdue de vue depuis très longtemps quoi lui donnera des conseils
    Bon travail,
    Liliane

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