Texte 6 (jaune, souvenir ancien)
Oui, Paris brûle bel et bien. Et oui, l’astre solaire, chaud et rassurant, donne bien rendez-vous tous les jours aux habitants de Kythnos. La foi, comme répètent le bourgmestre, Costas-la-foi…
- Pourtant, avoue Arthur entre deux vagues, on sait depuis peu que Kythnos a été d’abord une tragédie. Bien avant que la Grèce ne soit grecque. Il y a des millions d’années. Mais on ignore comment cette île a été le réceptacle de l’épidémie H40-45.
- Cependant, elle respire la paix, murmure Mélissa. Elle échappe à la folie, à la panique, à la violence anarchique qui déchire une Europe ensanglantée. Le dénouement de cette épidémie n’est sans doute pas un simple vaccin. Mais il est dans nos mains. Ou sous nos paumes. Ici et maintenant.
Le sable fin sur lequel ils sont couchés, qui a connu toutes les paix après toutes les guerres, toutes les amours avant toutes les déchirures, s’empare mieux que quiconque de ces quelques paroles. Les vagues, par ce rythme paisible, invitent ces deux corps, mine de rien, à se toucher, à glisser. Un peu plus. Néanmoins, même dans leur nudité, demeure une dernière retenue. Puis, l’ombre du tamaris ne sait plus que faire pour les cacher : d’ailleurs, leurs mains n’en sont plus à un coup d’essai. Voilà, la grève est à eux. Comme Arthur est à Mélissa. Une Mélissa qui se sent enfin libre, qui se donne et veut se découvrir. Ils ont faim. Et se mangent. Le bas-ventre. Peut-être pour taire une peur cachée dans ces entrailles. Car H40-45 assassine toujours, à quelques encablures de cette plage, à quelques miles de cette jouissance. Oui, il fait chaud.
X
Il fait chaud. La nuit est même torride, à Kythnos. Voici deux jours que le vent du Sud transporte mille poussières, du Tchad à la Grèce. C’est un autre sable, piquant celui-là, qui empoissonne la vie, nuit et jours. Les draps n’en peuvent plus de suer. Les cuisses nues n’osent plus s’effleurer, et se retournent encore et encore, et agitent une moustiquaire déchirée comme dernier drapeau blanc. Ensuite, des moustiques, inconnus au bataillon jusqu’à présent, piquent en vrille puis sucent tout ce qui passe !
Alors Mélissa découvre un Arthur agité, des lèvres qui balbutient quelques verbes inconnus, des phrases d’un autre monde, d’une autre vie. Ce n’est plus maintenant qu’un corps nu ébranlé, secoué par une fièvre qui s’amuse, habité par des transes de maîtresses invisibles. Effrayée, Melissa saisit cette masse de viande, avec qui elle croit avoir pourtant avoir fait l’amour un jour, la fait glisser sur un plancher ocre fava qui, lui aussi, fait ce qu’il peut jusqu’à la salle de bain. La viande termine sa course dans un bain salvateur.
X
- Le réchauffement climatique permettra de plus en plus aux moustiques du genre Aedes de nous transmettre la fièvre jaune. Voilà ce que tu as vécu, mon cher Arthur, à cause de ce vent venant du Sahara. Tu m’as fait bien peur, soupira Mélissa. J’ai craint au début que tu ais contracté l’épidémie !
Mais dans ton délire, tu as bafouillé des propos d’or et d’argent. Cependant, dans ta thérapie, tu n’en n’as jamais fait allusion.
Arthur est d’abord perplexe, indécis.
- Comme tu le sais, ma mère a été une femme absente, effacée, surtout « ruinée » par un mari alcoolique, qui a bu sans compter. J’avais dix ans quand je l’ai surprise trop souvent en pleurs, confessant à voix haute à son miroir, son seul confident, ses angoisses financières du lendemain. Alors j’ai décidé de voler une partie du salaire de mon père, chaque mois, et de le glisser sous le plancher. Durant de nombreuses années…Devine pourquoi je me suis investi dans l’étude des besoins, en sociologie.
Ma mère m’a avoué combien de voyages elle a deviné, face à son miroir, appuyée à ce bastingage imaginaire. Et combien fragile !
Je la revois encore, se maquillant devant ce miroir :
- « Monte », gueule le père.
- « Les hommes n’en ont jamais assez », me souffle ma mère.
Puis, son doigt sur sa bouche délicate, m’indique le chemin du silence et monte, résignée.
Avec le père, elle n’a pas connu les jonquilles d’un seul printemps, ni le soleil d’un été. Elle n’aura connu que l’automne de ses plaisirs dans des draps jaunis.
Bonjour Patrick,
RépondreSupprimerEncore un beau texte dense et aux nombreuses images parlantes.
J'apprécie particulièrement la tendresse poétique et l'érotisme délicat.
Un rebondissement, le rêve d'or et d'argent d'Arthur !
Comment a-t-il pu détourner de l'argent paternel ? Détail qui m'intrigue...
Et si ce rebondissement ne venait pas trop tard ?
Auras-tu assez avec un dernier texte pour l'expliquer en plus de conclure la nouvelle ?
Avec quelle fin ?
Je suis curieux de découvrir le dernier chapitre de cette histoire à la fois morbide et romantique...
Bien à toi,
Jan.
Ps : je me suis permis d'utiliser ton H40-45 !
dans mon dernier texte....
SupprimerJan.
Bonjour Patrick,
RépondreSupprimerEncore un texte saisissant ! L'appellation H 40-45 fait référence à la guerre 40-45 menée par Hitler et à l'épidémie du Covid 19 ?
Une invasion de moustiques porteurs de la fièvre jaune est crédible. La couleur jaune est bien présente : Paris brûle, l'astre solaire, la chaleur, le sable, des propos d'or et argent, les jonquilles, des draps jaunis mais le rouge y est aussi : une Europe ensanglantée, les entrailles, la viande. Et puis plus discrètement, le noir de la peur et du deuil pour les êtres assassinés par l'épidémie.
Ce qui me paraît moins évident, c'est la possibilité pour l'enfant de voler son père, longtemps, sans que cela n'entraîne une véritable crise avec des conséquences. Et surtout à notre époque où les salaires sont versés sur un compte et alors que les billets circulent de moins en moins.
Il est aussi question d'un miroir, différent de celui qui a effrayé les singes du prologue. On les a retrouvés dans le chapitre précédent, on les attend pour la fin. Encore bravo pour la richesse de tes textes ! Gisèle
Bonjour Patrick,
RépondreSupprimerDans ta première scène, le contraste entre plaisir et angoisse est marquant. Tu soulignes la précarité de l'instant: l'amour est une fuite , un répit face au chaos du monde.
Dans la deuxième scène, le passé d'Arthur explique son obsession pour la sociologie des besoins. Sa fièvre est le révélateur de son inconscient, les souvenirs enfouis refont surface, notamment celui de sa mère soumise à la tyrannie conjugale.Mélissa, elle, représente une possible libération de la femme.
Dans la troisième partie, la critique sociale est bien présente.
J'adore la phrase "Les hommes n'en ont jamais assez" !
Elle dit tout : le patriarcat et le désir pour le sexe, le pouvoir et l'argent.
Et si Arthur, à travers son amour pour Mélissa, pouvait briser cette malédiction?
Tes mots sont magnifiques ! Tes métaphores et personnifications donnent une dimension supplémentaire .
On flotte entre réalisme et onirisme. Du grand art!
Merci !
Colette
Bonjour Patrick,
RépondreSupprimerJe me trompe peut-être mais il me semble que c’est la première fois que je lis ton texte. J’espère que tu m’en excuses ainsi que, probablement, une mauvaise compréhension de l’ensemble de ta nouvelle.
Alors, est-ce vers un retour aux « bonnes mœurs » que préconise Mélissa ? Avec un bel enthousiasme, elle nous annonce que ce n’est pas un simple vaccin qui endiguera l’épidémie mais que le dénouement de cette tragédie est « dans nos mains ». H40-45, la guerre ? le Covid ? Non, le Sida je suppose qui tue toujours et que « les cuisses nues n’osent plus s’effleurer »
Une petite question, la même que Jan, comment Arthur a-t-il pu voler une partie du salaire de son père ?
Belle écriture. Bon rythme. Bravo. Au plaisir de lire l’épilogue.
Cordialement, Christian
Bonjour Patrik,
RépondreSupprimerTexte riche, profond, sensible et remarquablement bien écrit.
Arthur est encore marqué par son passé.
J'admire:
"Avec le père, elle n’a pas connu les jonquilles d’un seul printemps, ni le soleil d’un été. Elle n’aura connu que l’automne de ses plaisirs dans des draps jaunis." Poignant! Bravo.
Tout ceci dans un contexte difficile.
Comment en sortir ? Comment guérir son monde intérieur pour améliorer son environnement? Et si Arthur revenait avec un autre état de conscience pouvant le propulser vers un chemin rempli de jonquilles?
Merci.
Nadera
Bonjour Patrick,
RépondreSupprimerComme l’ensemble de tes lecteurs, et comme d‘habitude, je suis admirative de ton texte, de ton écriture à la fois narrative et poétique, de la variété et de la beauté des images, de la force des métaphores. On en apprend beaucoup sur le passé d’Arthur, son enfance douloureuse marquée par les souffrances de sa mère.
Un texte riche des contrastes entre la tendre volupté et le délire fiévreux, le contraste renforçant l’une et l’autre. Et toujours ce soleil brûlant qui éclaire et consume. Tout est à la fois bonheur et souffrance dans ce texte, ce qui lui donne une grande force.
Je suppose que tu n’as pas besoin de suggestion pour le dénouement, toutefois au cas où… je te propose une fin ouverte. Bonheur ou désastre ? Au choix du lecteur… Et si tu veux une couleur : le bleu.
Bon travail,
Liliane